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Le retour des mousses

14 Septembre 2015 , Rédigé par Yves Dufeil Publié dans #Histoire

Dimanche 24 Mars 1878, frégate HMS Eurydice
Atmosphère de joie et de fête en ce Dimanche, à bord de la frégate-école Eurydice de la Royal Navy. Même la discipline souvent pesante n'altérera pas aujourd'hui la bonne humeur du bord et ce à tous les niveaux de l'équipage, du Commandant au mousse car après un voyage de cent trente deux jours jusqu'en mer des Antilles, c'est le retour à Portsmouth, le port d'attache.
A bord du navire, 318 hommes dont deux cents jeunes âgés de treize à seize ans qui viennent de boucler ainsi avec leurs instructeurs, la première traversée d'application dans le cadre de l'Ecole des Mousses. A la tête de l'Eurydice, le Capitaine de Vaisseau Michael Hare, un vieux marin chevronné dont cette frégate est probablement son dernier commandement à la mer avant de jouir d'une pension somme toute bien méritée. L'arrivée désormais proche vient juste d'être signalée à Portsmouth car ce n'est que ce matin que le bâtiment a été aperçu pour la première fois depuis son départ des Bermudes quinze jours plus tôt.
Trois heures et demie de l'après-midi... Dans moins de deux heures maintenant, le voyage sera achevé. Dans les postes avant où logent les mousses, on empile fébrilement vêtements et souvenirs de toute sorte dans les sacs sous la surveillance pour une fois débonnaire des quartiers-maîtres qui constituent leur enca¬drement. C’est certain, ils vont en avoir à raconter ces jeunes garçons déjà halés et amarinés comme des loups de mer quand ils regagneront leurs foyers, enfin ceux qui en ont un car ce n'est pas le cas de tous.
Toutes voiles dehors, l'Eurydice fait route sur Spithead. A trois milles sur bâbord arrière, la pointe de Dunnose Head est bien visible. Par tribord, le promontoire de Selsey Bill se détache sur fond de ciel gris plomb. Dans le noroît, un sinistre banc de volumineux nuages noirs accourt... Il est temps d'arriver !
Mais, que se passe-t-il soudain sur la dunette ? Officiers et hommes de quart lèvent la tête, regardent à droite, à gauche, devant , derrière. Brusquement, le vent est totalement tombé et le ciel d'un noir inhabituel a pris un aspect menaçant. Comme paralysée par une subite frayeur, la mer s'est calmée d'un seul coup et dans cet étrange silence, on n'entend plus que le grincement régulier des poulies, le craquement discret des vergues, le crissement ténu des cordages.
- By Jove ! dit Hare, je crois bien que nous allons encaisser un bon coup de tabac !
- En effet, Sir, on dirait que c'est un véritable ouragan qui se prépare là-bas !
Dans le lointain, près de la côte de l'île de Wight, la mer frémit, s'enfle puis blanchit. La bourrasque accourt.
- Carguez les voiles d'étai et les cacatois ! A prendre trois ris dans les basses voiles ! Deux hommes en renfort à la barre !
Les ordres se font pressants. Agiles comme des singes, les gabiers s'élancent à l'assaut de la mâture d'où ils découvrent l'imposante masse noire du nuage qui les menace. Il est énorme, boursouflé et de sa base pendent de lourdes poches semblables à des mamelles. Il grossit d'instant en instant, jusqu'à occuper une grande partie de l'horizon ouest. Energiquement, les mains crochent dans la lourde toile rugueuse des voiles qui mètre après mètre est serrée, roulée puis rabantée.
Précédé d'un éclair fulgurant, le coup de vent prend la frégate par le travers bâbord en grondant si fort que le coup de tonnerre accompagnant l'éclair est à peine audible. Sous la force de la rafale, comme empoignée par une main gigantesque, elle bondit en avant et s'incline sur la mer jusqu'à la lisse. Surpris par le coup de roulis, quelques mousses montent sur le pont.
L'Enseigne Edward Gifford, Officier de quart, même s'il s'y attendait a été lui aussi surpris par la violence inouïe du coup de vent. Heureusement, le bateau est solide et il encaisse bien. Près de lui, six hommes arc-boutés aux poignées de la barre à roue, réussissent non sans mal à garder le cap. De seconde en seconde, la force du vent s'accroît. La situation des hommes dans la mâture devient même extrêmement périlleuse.
- Maître d'équipage, hurle Hare pour se faire entendre, faites descendre ces hommes ! Et aux hommes de barre, « Laisse porter un peu ! »
Engoncés dans leurs vêtements de gros temps, en équilibre sur les marchepieds, ils se crampon¬nent comme ils le peuvent aux bras de cacatois afin de ne pas tomber. Avec ce temps, une chute et c'est la mort assurée.
Soudain, un évènement extraordinaire se produit : aussi brutalement qu'il était venu, le vent d'ouest tombe d'un seul coup. L'Eurydice commence à peine à se relever qu'un véritable ouragan accompagnant un grain de neige aveuglant dégringole de Luccombe Chine et retombe en frappant le flanc tribord, c'est à dire le bord opposé, avec une rare violence. Echappant au contrôle de son équi¬page, la frégate effectue une embardée terrible sur bâbord.
Le vacarme de l'ouragan étouffe tous les bruits, que ce soit celui du tonnerre, des voiles qui se déchirent, des fusées de vergue qui écla¬tent ou des cordages qui se rompent et balaient le pont, fau¬chant les hommes au passage, il ne subsiste que l’infernal grondement. Frémissante, l'Eurydice tient tête un mo¬ment à la bourrasque puis, vaincue, s'incline un peu plus sur bâbord, engageant son bout dehors et ses focs dans une lame énorme. Par les sabords emportés par la vague, un torrent d'eau fait irruption dans le poste avant, celui des mousses justement. Une eau glacée qui enfonce les parois comme les cloisons, abat les épontilles et sans pitié, assomme, brise et noie des dizaines de jeunes vies.
- Sauve qui peut ! hurle Hare, nous coulons !
L'avant du navire est maintenant totalement engagé. Défon¬cés par les coups de boutoir de la mer, les panneaux de pont volent en éclats, livrant passage à des tonnes d'eau qui ravagent les coursives, noient les postes d'équipage et se ruent dans les cales.
Emportés par une vague, cinq hommes passent par dessus bord au moment où une vergue s'écroule, blessant grièvement trois d'entre eux. Les deux autres, Benjamin Cuddiford et Sydney Fletcher, deux matelots gabiers, a demi asphyxiés par ce brutal plongeon dans l'eau froide, voient alors avec stupeur et effroi la poupe qui sort de l'eau comme la frégate s'enfonce par l'avant.
En moins de deux minutes, le drame est consommé. Cales noyées, gréement ravagé, mâture abattue, l'Eurydice a disparu, aspirée par quelque force mystérieuse. Autour des survivants flottent de rares espars de bois, ultimes débris de ce qui fut leur bateau.
Aussi brutalement qu'il était arrivé, le coup de vent d'est prend fin pour revenir à l'ouest en un souffle régulier. La visibilité redevient normale et la côte se détache à nouveau en clair sur le ciel de plomb. Dans l'est, le tonnerre gronde encore mais le grain s'éloigne, laissant derrière lui de longues traînées de pluie qui barrent l'horizon. Là où quelques minutes plus tôt, il y avait un navire sous voiles, il n'y a plus rien... Rien que des épaves et cinq malheureux qui surnagent sans comprendre ce qui vient de se passer. Comme si elle avait voulu cacher son for¬fait, la mer a enveloppé l'Eurydice dans ce grain au moment où elle le coulait, soustrayant l'image de sa fin à la vue des autres hu¬mains. En quelques dizaines de secondes, c'est un navire de 900 tonneaux, long de quarante deux mètres qui a été ainsi effacé de la surface.
A quelques centaines de mètres derrière le groupe des rescapés, l'équipage de la goélette Emma n'en croit pas ses yeux. Eux aussi ont subi un violent coup de vent mais en rien comparable a ce qu'a subi la frégate.
- Mon Dieu ! murmure un matelot, mais il y avait un bateau devant nous tout à l'heure... Ce n'est pas possible, je dois rêver...
Hélas non ! Vous ne rêvez pas et dans quelques minutes, les cinq hommes que vous allez repêcher vont vous le confirmer. Il y avait bien un bateau... Cinq hommes ! Et bientôt ils ne seront plus que deux pour raconter ce terrible naufrage car l’un après l’autre, les trois blessés expirent.
Deux rescapés ! Deux sur trois cent dix-huit !
Renflouée le 1er Septembre, l'Eurydice était alors remorquée jusqu'à Portsmouth où elle devait être démantelée dans le mois suivant.

Le fantôme de l'Eurydice…
La légende du fantôme de l'Eurydice commença le jour même de sa disparition. Ce 24 Mars à Windsor, dans l'après-midi, l'Evèque de Ripon et Sir John Mac Niell, dinaient en compagnie de Sir John Cowell, le Maître de Maison de la Reine, quand tout-à-coup, Mac Niell s'exclama "Dieu du Ciel, pourquoi ne ferment-ils pas les sabords et ne carguent-ils pas les voiles ?" Quand Cowell lui demanda ce qu'il voulait dire, il ne sut que répondre qu'il venait d'avoir la vision d'un navire qui remontait la Manche toutes voiles dehors avec ses sabords ouverts tandis qu'un énorme grain s'abattait sur lui.
Après le naufrage, plusieurs personnes virent des apparitions d'un trois-mâts qui disparaissait en approchant. Beaucoup ont attribué cette vision à la réflexion de la lumière dans la brume, pourtant à la fin des années 1930, dans ces parages, le Capitaine de corvette Frank W. Lipscomb qui commandait le sous-marin HMS L-26, fut contraint d'effectuer une manœuvre pour éviter une collision avec un grand navire sous voiles qui disparût à la vue peu après…
Plus récemment, le 16 Octobre 1998, c'est le prince Edward qui effectuait un enregistrement video consacré à l'Ile de Wight pour la série TV "Crown and Country". Il évoquait le naufrage de l' Eurydice en se demandant comment il pourrait bien illustrer le fantôme de la frégate quand soudain, quelqu'un s'écria "Regardez ! Il y en a un sur la mer ! " Et en effet, il y avait un trois-mâts goélette qui venait d'apparaître sur la mer. On s'empressa de le filmer mais comme il se rapprochait de la côte; il disparût…
Lorsque l'on voulut visionner la cassette, la bande s'entortilla dans le lecteur et ne put être lue. Commentant l'incident, le prince déclara :
"… Il y a véritablement quelque chose d'étrange ici, mais je ne peux pas dire quoi. Je ne peux croire qu'il puisse ne s'agir que de l'imagination des gens. Il y a autre chose. Je n'ai jamais rencontré de fantôme mais j'aimerais bien en rencontrer un."
C'est au cours d'une conférence de presse donnée le 16 Octobre 1998 à Portsmouth à propos de cette nouvelle série de ITV que le prince fit cette révélation. Le soir même, des fans de navires ajoutaient un peu plus de mystère en disant que le jour où Edward aperçût le trois-mâts, aucun navire correspondant à cette description n'était à la mer dans ce secteur.
(Source: The Mirror - 17 Oct . 1998)

Le retour des mousses
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