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Les coulisses de l'Histoire

30 Octobre 2015 , Rédigé par Yves Dufeil Publié dans #Histoire

De tout temps, l'univers mystérieux de la mer a été le théâtre d'évènements peu ordinaires dépassant parfois notre entendement. Celui qui suit en fait partie. Suivez-moi dans les coulisses de l’Histoire pour le découvrir.

Nous sommes à l'aube du 19 Mars 1884 au large de la Bretagne, précisément dans le sud ouest du feu d’Ar Men et dans un épais brouillard.
En route de Rouen à Pasajes, le vapeur Frigorifique de l’Armement Worms & Josse de Bordeaux avance à trois noeuds, actionnant à intervalles réguliers sa sirène de brume. C'est un navire déjà ancien qui avait porté à ses débuts les espoirs de ses armateurs. A l’origine, équipé de chambres froides permettant de transporter et conserver de la viande à très basse température entre l’Amérique du Sud et la France, il n’avait pas répondu aux attentes de ses propriétaires et avait été revendu. Désormais, plus prosaiquement, il transportait régulièrement du vin entre la Méditerranée et la France mais le nom de son ancienne activité lui était resté.
En compagnie des hommes de quart, son Capitaine Raoul Lambert veille attentivement. Non pas avec ses yeux puisque l'on n'y voit guère plus loin que la plage avant, mais avec ses oreilles. Cette navigation à tâtons dans un univers fantômatique et humide a quelque chose d'angoissant. Soudain, un coup de sirène trouble le pesant silence ouaté.
- Droit devant nous ! annonce un matelot.
- Non, plutôt tribord avant ! reprend un autre.
Devant ou sur tribord ? Bien difficile d'être affirmatif et quiconque a déjà navigué en plein brouillard le comprendra aisément.
- Stoppez la machine ! Trois coups de sifflet ! ordonne Lambert.
Tendus à l'extrême, les hommes de quart écoutent, tentent de deviner ce qui se cache derrière ce mur vaporeux. On n'entend plus rien...
- En avant lente !
Et la navigation en aveugle reprend jusqu'à ce que tout à coup...
- Navire par tribord !
Surgissant du brouillard, la masse noire d'un autre vapeur court droit sur le Frigorifique. Rondement, la barre est mise toute à gauche, mais la manœuvre est sans effet sur la route du navire pratiquement sans erre, la collision est inévitable.
Dans un fracas de métal déchiré, l'abordeur enfonce le flanc du Frigorifique qui s'incline brutalement sur bâbord, stoppe, se redresse et commence à gîter sur tribord. Avec un gargouillement horrible, le navire est en train de boire le naufrage. Surgissant hors de la machine, les chauffeurs font irruption sur le pont.
- La machine est pleine d'eau, crient-ils en gesticulant. Le bateau a son compte !
En effet, le bateau coule. En grinçant, les deux coques s'arrachent à leur mortelle étreinte. A bord de l'abordeur, on entend crier des ordres. Le bougre est anglais !
Inexorablement, le navire s'enfonce. Rapidement, mais sans panique, un canot est mis à la mer et l'équipage du Frigorifique embarque au grand complet. Avec le Capitaine, ils sont onze. S'évanouissant dans la brume, le vapeur français disparaît en donnant une forte bande. Quelques minutes plus tard, les naufragés sont recueillis par l'Anglais. L'abordeur est le Rumney, un charbonnier de Cardiff qui se rend à La Rochelle. John Davis, son Capitaine, fait distribuer une large rasade de rhum aux français pour les réconforter.
Sérieusement endommagé, le Rumney n'est pour autant pas en perdition. La cloison étanche de l'avant tient bon et par précaution, Turner envoie deux matelots la renforcer avec des épontilles. Lentement, le charbonnier reprend sa route.
Abattu, Lambert songe tristement à son navire qui à l'heure qu'il est doit reposer sur le fond. Ce n'est pas sans un grand serrement de coeur qu'un Capitaine perd son bateau. Silencieux aussi, l'équipage français s'est abrité dans un coin du pont. La sollicitude des marins anglais à leur égard n'est pas suffisante pour les consoler de la perte de leur Frigorifique qui s'en est allé avec tous leurs maigres biens.
Mais voici que sur la passerelle, un homme crie quelque chose qu'ils ne comprennent pas, désignant du doigt un point sur la mer par tribord. Bon sang ! C'est incroyable ! Sortant en silence de la brume, une haute étrave file droit sur le Rumney. Vont-ils être abordés une seconde fois ?
L'homme de barre manoeuvre rapidement sa roue, amenant les deux navires en route inverse. Un instant, ils défilent à contre-bord et le fantôme disparaît dans la brume... Le Frigorifique !
Effrayé par l'étrange apparition, un matelot se signe. Lambert lui-même est bouleversé. Son navire devrait être au fond et pourtant c'est bien lui qui vient de manquer de peu de les aborder. Aucun doute n'est possible à ce sujet. Curieusement pourtant, comme le Capitaine l’a remarqué au passage, le Frigorifique ne donnait presque plus de bande et de la fumée sortait de sa cheminée. Exactement comme s'il y avait encore quelqu'un à bord ! Une seconde fois, Lambert procède à l'appel de son équipage. Il ne manque personne !
Superstitieux, les matelots discutent à voix basse.
- C'est le diable qui est à bord !
- Pour sûr, il a voulu nous couler une deuxième fois !
- Tout cela ne me dit rien de bon ! On va tous y rester !
Sur la passerelle, les deux capitaines commentent également mais en d'autres termes, l'étrange apparition. Turner est sceptique mais Lambert lui est formel. Sans aucun doute possible, il a bel et bien reconnu son navire.
Quelques minutes plus tard, le veilleur crie de nouveau.
Incrédules, capitaines et matelots voient surgir une nouvelle fois le Frigorifique et cette fois, terriblement proche.
- A droite toute ! En arrière toute !
Lentement, le charbonnier évolue mais ne peut éviter le choc de l'étrave qui le prend en plein travers. Déjà ébranlée lors de la précédente collision, la coque du Rumney s'ouvre. L'eau monte rapidement dans la machine et dans les cales. Il faut évacuer avant que le navire ne s'enfonce sous leurs pieds. Le Frigorifique quant à lui, s'est évanoui dans la brume.
Atterrés, les deux équipages au complet prennent place dans deux canots tandis que peu après, le Rumney s'enfonce en grondant sous les eaux. Un remous marque quelques instants l'emplacement de la tombe du charbonnier puis la mer reprend son aspect initial.
Cap sur la terre qui ne doit pas être bien loin.
En effet, un quart d'heure plus tard, sortant du banc de brouillard, les naufragés aperçoivent la côte bretonne à quelques milles devant eux. Soudain, un matelot français se dresse d'un coup en poussant un cri de terreur.
- Regardez ! Le Frigorifique ! Il revient nous couler !
Sortant lui aussi du brouillard, le vapeur se dirige vers les canots. En proie à une vive frayeur, les matelots souquent ferme sur les avirons afin d'éviter une nouvelle collision qui cette fois leur serait fatale. Majestueux, comme méprisant, le Frigorifique dépasse les canots à petite vitesse.
- Etes-vous bien sûr qu'il n'y a personne à bord ? interroge Davis.
- Certain, répond Lambert, mon équipage est au complet ! Essayons de rattraper le bateau. Il tiendra peut-être jusqu'à un port !
En quelques minutes, les canots parviennent le long de la coque endommagée et en compagnie de deux matelots terrorisés, les deux capitaines montent à bord par l'échelle de corde qui avait servi précédemment à l’évacuation.
- Il y a quelqu'un ?
Pas de réponse... Nouvelle interrogation. Nouveau silence.
Effectivement, il n'y a personne et tous les quatre, ils inspectent le navire. Par un hasard extraordinaire, l'eau n'a pas envahi la chaufferie dont le condenseur continue à fournir le peu de vapeur qui entraîne faiblement l'hélice. Par contre, se répandant dans les cales, cette même eau a redressé le navire qui ne présente plus que quelques degrés de gite. Mais c'est dans l'abri de navigation que se trouve la clé du mystère.
Souvenons-nous. Lorsque le Frigorifique a été abordé, l'homme de barre a tourné sa roue toute à gauche. Or, pour la maintenir plus facilement dans cette position, il a coiffé l'une des poignées avec la boucle du cordage qui sert à l'immobiliser et dans la précipitation de l'évacuation, il a tout simplement oublié de la libérer...
Ainsi, propulsé grâce à la faible pression résiduelle de vapeur, le bateau tournait en rond et à trois reprises, sa route a coupé celle du Rumney ou de ses embarcations !
Mais cette seconde collision a achevé le Frigorifique qui à présent est réellement en train de couler. Le grondement sinistre qui parvient des fonds confirme la situation.
- Abandonnons vite le navire, ordonne Lambert, cette fois c'est la fin !
Les canots s'éloignent, le navire se couche et disparaît dans l'eau qui bouillonne. Un instant, la surface de la mer frémit et soulève une écume sombre. La chaudière vient d'exploser.
Si les marins du Frigorifique vivaient encore, ils ne vous parleraient sans doute pas de leurs frayeurs mais ils vous diraient que leur navire a finalement consenti à couler une fois qu'il fut certain de la disparition du Rumney et que c'est le Destin qui avait voulu que la barre reste amarrée afin qu'il puisse se venger...
Où s'arrête la réalité ? Où commence le mystère ?
Seule la mer mystérieuse, connaît la réponse mais elle ne nous livrera jamais son secret.

Finalement, ce sont les canots de sauvetage de Sein et d’Audierne qui, au bout de quelques heures, recueilleront les naufragés sains et saufs. Un mois et demi plus tard, à la demande de l’Armateur du Rumney, le tribunal maritime réuni à Londres pour statuer sur les responsabilités de chacun des protagonistes de cette affaire sera incapable de retenir la moindre faute plus pour l’un que pour l’autre et prononcera le renvoi dos à dos des deux plaignants. Pouvait-il en être autrement ?

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